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Chroniques du regard 2013-2014,  No7: Danse K par K, Trois Paysages de Karine Ledoyen

Chroniques du regard 2013-2014, No7: Danse K par K, Trois Paysages de Karine Ledoyen

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En reprise, après le grand succès connu lors de sa création en 2013, la chorégraphie Trois paysages revient s’installer dans la Salle Multi de Méduse. Ayant déjà présenté le spectacle dans une chronique précédente[i], je me  limiterai à répéter ce que j’affirmais la saison dernière : «  Le spectacle est une réussite… Un excellent spectacle pour découvrir Karine Ledoyen dans une nouvelle étape de sa carrière… L’installation scénique est en osmose avec le reste. La danse, la musique et la scénographie s’appuient mutuellement sans s’écraser… Un élément de risque (et de surprise pour un spectateur) est aussi rajouté à chaque représentation, avec succès. »

Dans cette chronique, afin de vous aider à encore mieux apprécier les éléments sous-jacents du spectacle de Karine Ledoyen, je vais m’attarder à situer et clarifier un des courants esthétiques qui influence ce spectacle (celui des événements participatifs) et son préliminaire (l’abolition du quatrième mur).

Où est passé le quatrième mur ?

Depuis la création des salles de spectacles telles qu’on les connait aujourd’hui, elles sont principalement construites et utilisées avec une scène fixe, entourée de trois murs, sur laquelle se passe l’action théâtrale ou dansée. Le public s’assoit d’un seul côté, face à la scène. Celle-ci peut être légèrement surélevée par rapport à un public assis au parterre, ou observée en plongée (comme dans la Salle Multi lors de la majorité des présentations de La Rotonde).

Une convention existe. Elle crée un mur imaginaire entre le public  et ce qui se passe sur scène : c’est le quatrième mur[ii], enlevé comme par magie lors de la présentation des spectacles. Les artistes sur scène, ignorant alors la présence des spectateurs, peuvent agir dans des actions et réactions ne requérant aucun apport du public, qui se retrouve uniquement dans un rôle de voyeur.

Cette façon de faire traditionnelle, présente dans la majorité des spectacles, peut être mise à l’épreuve lorsque, par exemple, un acteur sur scène s’adresse directement au public : c’est ce que l’on appelle « briser le quatrième mur ». Depuis les années 1960 (début de l’époque post-moderne), ce bris de convention est aussi retrouvé dans de nombreuses émissions de télévision, dans les jeux vidéo[iii] et aussi dans de nombreux films[iv], le quatrième mur étant alors l’écran. Les exemples de personnages qui s’adressent directement au public sont nombreux et permettent la mise en contexte ou le partage d’informations supplémentaires nécessaires à une meilleure compréhension de l’événement[v], ou l’établissement d’une connivence avec le spectateur.

Spectacles participatifs et immersifs

Dans le spectacle Trois paysages, ce bris du quatrième mur prend une forme encore plus nouvelle et radicale car, cette fois-ci, c’est plutôt un spectateur qui traverse le mur pour être entraîné sur la scène. Dès le départ, il devient participant actif au spectacle et son point de vue expérientiel unique sert de matière pour nourrir la matière même du spectacle. Il devient ce que certains vont nommer un « spect-acteur », terme-sujet d’un atelier animé par Katya Montaignac dans le cadre de la formation offerte par le Regroupement québécois de la danse : Cultiver son jardin chorégraphique (UQAM, hiver 2014). Parmi les questionnements abordés : « Le spectateur à l’œuvre dans les chorégraphies contemporaines : nouvelle mode ou nouveau code? Entre interactivité et participation à tout va, faut-il à tout prix rendre le public « spect-acteur »? Pourquoi (et comment) faire participer le public en danse ? Le regardeur fait-il vraiment l’œuvre? » Il faut ici noter que Mme Montaignac fait partie du collectif montréalais « La deuxième porte à gauche[vi] », spécialisé dans les événements participatifs ou présentés in-situ.

Dans les domaines connexes à la danse contemporaine, certains spectacles de cirques, concerts musicaux et pièces de théâtre deviennent des présentations interactives en déplaçant les limites habituelles et en réorientant le rôle du spectateur. Des événements immersifs qui invitent le spectateur à « vivre le spectacle » plutôt que de le voir.

Par exemple[vii], pour les spectacles de variété ou de théâtre : 1) Le spectacle immersif Queen of the Night[viii] créé à New-York il y a trois mois par la troupe de cirque Les 7 doigts de la main. Un spectacle fusionnant la mode, la gastronomie, le cirque, la danse et le théâtre. 2) Le cabaret-cirque Le repas de Cheptel Aleikoum, où les spectateurs sont invités à venir au spectacle avec leur économe afin d’aider, en épluchant des légumes, à préparer le repas en question. 3)  La Fanfare de la Touffe, qui demande aux spectateurs de jouer de divers instruments à vent, qu’ils aient de l’expérience ou pas. 4) Sleep no More de la compagnie britannique Punchdrunk qui présente pendant trois heures, en continu et en simultané mais dans différents endroits, les multiples scènes du MacBeth de Shakespeare. C’est ici au spectateur qu’incombe la tâche de créer son propre spectacle, au rythme de ses déplacements. 5) On présente même parfois des spectacles sans « artistes » sur scène (voir les œuvres de Roger Bernat, entre autres), dans lesquels tout le déroulement se fait grâce à la participation des spectateurs.

Dans les concerts de musique, on peut noter quatre niveaux d’interactions[ix] : 1.- Le public est encouragé à participer (taper des mains, reprendre le refrain, etc.) ; 2.- Le public fait partie du spectacle (briquets, téléphones portables ou bracelets lumineux synchronisés, etc.) ; 3.- Le public monte sur scène (Une personne gagne un tirage et contribue le temps d’une chanson ou plus, …) ; 4.- Le public influence directement la tournure du spectacle (en choisissant, sur différentes plateformes électroniques, le contenu du concert).

À vous maintenant de trouver comment Karine Ledoyen défonce le quatrième mur et quelles stratégies elle utilise pour faire participer son « spectateur choisi ».

À découvrir sur le Net :

Pour l’utilisation similaire d’une reproduction vidéo de « l’œil du spectateur regardant ». Celle-ci à l’échelle énorme (Berlin, juillet 2011) : https://vimeo.com/14603797#   (01 : 52)

Pour un autre type de mur interactif : The wooden mirror (1/4) https://youtu.be/BZysu9QcceM  (02 : 19)

Le site d’un festival du spectacle vivant et multimédia, dédié aux arts immersifs. À Lyon depuis 2011 : https://www.kisskissbankbank.com/micro-mondes-festival-des-arts-immersifs


[i] Le spectacle a été présenté par La Rotonde en avril 2013. Pour la présentation générale du spectacle, voir ma chronique du regard 2012-2013 No 8 : « Du vent dans les voiles »

[ii] Le philosophe et critique Denis Diderot formulait dès 1758 l’idée qu’un mur virtuel allait séparer les acteurs des spectateurs : « Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. » (Discours sur la poésie dramatique. Chap. 11, De l’intérêt.)

[iii] Pour plus de détails concernant le quatrième mur dans les jeux vidéos, voir : https://www.denshift.com/jeux-video/le-quatrieme-mur-dans-les-jeux-video

[iv] Une liste de 54 films utilisant ce procédé est disponible au :  https://www.madmoizelle.com/supercut-quatrieme-mur-153482

[v] Très utilisé dans le théâtre pour enfants, ce procédé recherche parfois un effet comique ou dramatique.

[vii] Six exemples sont proposées et détaillés par Absolute Event : https://www.positive-content.com/spectacles-immersifs-et-participatifs/