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Chroniques du regard 2014-2015 – So Blue par Louise Lecavalier

Chroniques du regard 2014-2015 – So Blue par Louise Lecavalier

Louise Lecavalier est à Québec pour présenter le spectacle So Blue. Créé par elle et dansé en compagnie de Frédéric Tavernini depuis sa création au festival TransAmériques en 2013, ce spectacle événement est très attendu. Mettant en vedette une véritable star, icône et égérie de la danse contemporaine québécoise depuis les années 1980, So Blue reçoit, partout où il passe, éloges et admiration.

Photo: André Cornellier

Photo: André Cornellier

C’est mon deuxième texte sur Louise Lecavalier depuis que je présente les spectacles de La Rotonde dans mes humbles chroniques. En relisant mon article de 2012 écrit lors de sa précédente visite avec Children et A Few Minutes of Lock, je ne peux que réitérer mon amour et mon admiration pour une telle artiste. Généreuse, vibrante, passionnée, tout en étant simple, ouverte et connectée sur la réalité humaine, elle se dit sensible au plaisir d’être toujours une débutante, une femme qui aime mieux apprendre que connaître. Pour mieux la connaître, une sympathique entrevue télé ou la captation en images d’une entrevue radio en anglais qui dévoile sa personnalité très attachante.

C’est le résultat d’une intense recherche gestuelle que l’on retrouve dans le spectacle So Blue. Une mise en spectacle de la redécouverte constante du mouvement humain et de ses possibilités. So Blue débute comme une mise en forme simple et précise qui pourrait être accessible à tous, n’eut été de la vitesse vertigineuse qui s’empare rapidement de chacun des gestes de Lecavalier. Tout cela se complexifie assez rapidement, dès les premières minutes. On y reconnait certains gestes tirés du ballet ou de l’entrainement du boxeur. Cette entrée canon essoufflerait la plupart des spectateurs, éblouis de la performance physique de la danseuse.

Accompagnée d’une musique rituelle et envoûtante et dans des éclairages magnifiques, sur un plancher découpé par des rectangles de lumières qui peuvent devenir des corridors discontinus, elle continue ensuite à évoluer sur un train d’enfer. Les mouvements deviennent plus intrigants, abstraits ou exploratoires. Par exemple, à un moment donné, à quatre pattes, elle gratte le sol comme un animal pris en cage, quadrupède ou insecte prêt à s’envoler. Après plusieurs minutes de cet entraînement spartiate, une pause. En fait, une pose de yoga : “At one point, she gathers herself into a long and perfectly balanced headstand, her breath audible in anguished gasps. She looks powerfully Zen and poignantly human.”(Judith Mackrell).  Quoi de mieux que trois minutes d’équilibre sur la tête pour se reposer du quinze minutes de régime infernal qui a précédé?

Je ne dévoilerai pas tous les détails mais je tiens à témoigner mon admiration devant l’absolu contrôle de l’interprète-chorégraphe sur chacun de ses gestes. Et quand elle contacte directement le public de son regard perçant, elle dégage un tel charisme et une telle immanence de la danse que j’en ai ressenti une émotion profonde, même en voyant le spectacle sur un écran d’ordinateur. Pour un praticien comme moi, qui a le même âge qu’elle et qui pratique aussi depuis quelques décennies, ce fût un plaisir rare de la voir, en quelques sortes, réinventer l’essence même de la danse.

Oui, la structure du spectacle est un peu décousue et pourrait bénéficier d’une ligne narrative ou d’un développement dramatique plus serrés mais l’intérêt n’est pas là. Il est dans la dépense physique, dans l’abandon à l’effort et, dans la deuxième partie du spectacle, dans la relation qu’elle peut créer avec son partenaire.

Apparaissant d’abord comme un géant auprès de la danseuse, Frédéric Tavernini intègre graduellement les mêmes impulsions qu’elle, les traduisant à travers son corps à lui. Ils se rejoindront parfois dans des danses sautillantes, rebondissantes ou faites de roulades, ou alors dans des mouvements similaires d’ouverture et de fermetures des bras, leur permettant de partager et de mettre en commun leur espace vital, partageant leurs kinesphères. Il deviendra ensuite vecteur ou même moyen de transport, dans un voyage qu’elle effectuera sur son dos mais sans toutefois profiter du repos que pourrait lui offrir un support si solide (elle tient tout au long ses jambes arquées, soulevées vers l’arrière). Dans la dernière scène, les immenses bras de l’homme deviendront enfin contenant, cadre et support permettant à Lecavalier de s’éclater encore, dans plusieurs directions.

Vous aurez compris que le spectacle est extrêmement exigeant pour les interprètes. Ce qui m’amène à traiter d’un phénomène un peu difficile à expliquer mais que vous pourrez facilement reconnaître et identifier. Le spectateur ressent des choses (dans son corps, dans sa chair) pendant que, selon la critique de Marie Juliette Verga : « Louise Lecavalier fouille son corps pour trouver la danse. Au plus près des muscles, des tendons, des os mais aussi du souffle. Déesse d’air et de pierre, elle offre de la danse pure et ébranle le spectateur en titillant la mémoire du mouvement archaïque et fondateur… ». C’est ici que l’on parle du phénomène de l’empathie kinesthésique, transfert d’informations, ressenti de chair à chair, entre la personne sur scène et celle dans la salle.

Ce champ d’étude propre à la phénoménologie se rapporte au phénomène au cours duquel le spectateur ressent dans son propre corps le mouvement de l’interprète. Christine Leroy y étudie, dans son texte « Empathie kinesthésique, danse-contact-improvisation et danse-théâtre » le phénomène à l’œuvre entre corps de l’interprète et corps du spectateur en mobilisant les concepts de « chair » en phénoménologie et d’« espace transitionnel » en psychanalyse. Elle y formule l’hypothèse de la nature médiatrice du corps mû sur scène, c’est-à-dire de sa vertu à révéler au spectateur ses affects inconscients sources de mouvement et d’émotion, rendant ainsi possible l’articulation de l’artistique au sensible à travers le corps-vécu (mû et ému). Dans « Corps mouvant « charnel » et phénoménologie de l’empathie kinesthésique » , elle souligne le paradoxe qui existe à constater la possibilité d’une « empathie kinesthésique » entre un individu « acteur » et un autre « spectateur », c’est-à-dire la transmission d’une émotion de corps à corps ou plutôt, de chair à chair : « … En se faisant spectacle, la danse comme le théâtre mettent en scène les désirs qui meuvent l’individu par-delà toute rationalité. Ce faisant, le spectateur dont l’attention est, toute entière, tendue vers la scène, s’éprouve comme « chair » vécue et mue au travers de l’interprète qui se fait support de la tension – et de l’attention – du spectateur. »

Grâce à la scène, le spectateur peut éprouver désir organique et tension motrice. Voilà certainement une des clés du succès indéniable de So Blue. Voir la danseuse et son partenaire bouger avec tant de vigueur et de dépassement initie en nous, spectateurs en apparence immobiles, un plaisir tout aussi vital de bouger pour continuer à nous sentir vivants et vibrants, sensibles à l’écho de la danse venue du fond des temps et actualisée pour nous par notre star nationale, Louise Lecavalier, que vous pourrez voir aussi dans la section « corps virtuose » de l’exposition Corps rebelles du Musée de la Civilisation, en cours jusqu’en février 2016.