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Dfdanse – Trois paysages – La pièce que vous ne verrez (peut-être) pas

Dfdanse – Trois paysages – La pièce que vous ne verrez (peut-être) pas

Critique de Iris Gagnon-Paradis, parue sur le site Dfdanse – le magazine de la danse actuelle à Montréal, le 19 février 2013

«Trois paysages termine son passage à l’Agora de la danse ce soir. Dans cette oeuvre éthérée et contemplative, qui garde sa part de mystère, la chorégraphe de Québec Karine Ledoyen introduit un élément de surprise: un interprète-spectateur choisit à l’entrée de la salle et qui doit renoncer à son droit de voir le spectacle… pour que l’oeuvre puisse exister.

S’il y a une chose dont Karine Ledoyen ne semble jamais manquer, ce sont des idées. Ce qui a donné lieu, dans le passé, à des oeuvres touffues, remplies, souvent colorées et très axées sur le côté visuel, avec une scénographie élaborée — comme sa précédente création, Air, qui n’a pas été présentée à Montréal et qui constitue en fait le premier pas d’un cycle de création inspiré par cet élément insaisissable qu’est l’air.

Si Trois Paysages démontre une fois de plus que la chorégraphe est aussi une excellente metteure en scène et scénographe (elle cosigne ses deux aspects de la création avec, respectivement Alexandre Fecteau et Patrick Saint-Denis), cette nouvelle création est plus épurée et aérée, sait faire plus avec moins, témoin d’une belle maturation artistique.

Au centre de Trois paysages, une machine à vent, sorte de mur mouvant très impressionnant et parfaitement en symbiose avec les quatre interprètes (Sara Harton, Fabien Piché, Eve Rousseau-Cyr et Ariane Voineau), conçu par Patrick Saint-Denis. Un mur qui existait déjà, a expliqué Ledoyen lors de la rencontre qui a suivi la représentation, et qui est en fait le projet de doctorat de M. Saint-Denis, compositeur musical de métier. Ce dernier, qui signe également la musique, a donc adapté son oeuvre pour le projet de Ledoyen.

Ce mur sur roulettes, fait de trois panneaux mobiles, est constitué de dizaines de feuilles de papier, qui volent au vent comme autant de petites portes battantes grâce à des microventilateurs. Un système de détection du mouvement à infrarouge (le même qui se trouve, par exemple sur les consoles Play Station) fait en sorte que ces feuilles de papier (et les éclairages aussi, par moment) réagissent aux mouvements des danseurs.

L’effet est particulièrement réussi dans la première partie (le premier « paysage »), alors qu’une interprète (Harton) se déplace au sol, enfilant habilement roulades et contorsions, pour retourner invariablement à son point de départ. Également réussie est la fin de ce segment, où Harton, couchée sur le ventre, a le haut du corps littéralement soulevé par le vent qui souffle sur elle, au point où elle semble flotter dans les airs, en symbiose totale avec l’élément.

Se lancer dans le vide

L’air est une thématique à plusieurs couches de sens. On pense évidemment à l’élément: l’air qu’on respire, le vent qui nous soulève, le souffle qui nous anime. Mais l’air, c’est également ce qui ne se saisit pas, invisible à l’oeil nu, une présence/absence intrigante, paradoxale.

Dans cette optique, Ledoyen s’est demandé: quel serait le plus grand sacrifice qu’on pourrait demander à un spectateur? La réponse: celui de renoncer à son droit de voir le spectacle. C’est ainsi qu’elle a décidé d’amener une cinquième variable à son tableau chorégraphique, en choisissant chaque soir, parmi le public, un spectateur qui accepte de ne pas voir le spectacle pour y participer. Un spectateur (jeudi soir, il s’appelait Jacques) qui accepte que son absence crée la présence, qui accepte de se lancer dans le vide.

C’est cette fragilité, cette authenticité de la présence et du mouvement que la chorégraphe tente de capter sur scène par l’ajout de cet interprète-spectateur. Pour le guider dans la pièce, une paire d’écouteurs où Ledoyen lui souffle des directives. Dans le premier paysage, ce seront les yeux du spectateur — parfois ouverts, parfois fermés, selon des directives que lui seul entend —, qui seront projetés, en direct, sur le mur de feuilles de papier. Simplement, il évoluera au cours de l’oeuvre dans l’espace, interagissant parfois avec les danseurs, souvent coupé du reste du monde par un bandeau posé sur ses yeux.

L’idée est intéressante et fonctionne bien sur scène. Cette présence vient ajouter des couches sur l’oeuvre, qui devient multiple, foisonnante. Il y a, d’abord, l’expérience unique et personnelle que vit cet interprète d’un soir, plongé dans sa bulle. Puis, celle que vivent les interprètes sur scène, en interaction avec une personne différente chaque soir. Finalement, ce qui est ainsi donné à voir, dans sa totalité, au public, qui ne sait plus trop s’il est soulagé ou jaloux de ne pas avoir été choisi.

En trois temps

La table est mise pour la pièce en tant que telle, celle que nous, spectateurs, sommes invités à contempler. Divisée en trois parties, comme autant de paysages, elle explore trois rapports à l’air, à travers trois passages traversés par une gestuelle fluide, continuelle, comme le souffle qui va et vient.

La première partie est franchement réussie, et joue sur l’accumulation : des mouvements, puis des corps. D’abord, le corps de Harton, auquel vient s’ajouter celui de Piché puis de Voineau. La danse, majoritairement au sol, s’y fait très organique, comme si ces trois entités devenaient un corps multiforme, se fondant et se soudant continuellement les unes aux autres par une ingénieuse mathématique du mouvement qui joue beaucoup sur les articulations s’imbriquant les unes aux autres. Ingénieux.

Dans la deuxième partie, c’est le vent qui semble l’inspiration principale. Les quatre interprètes sont poussés par un souffle invisible et fort, qui les fait se déplacer en diagonale, dans un mouvement de va-et-vient où les corps se rencontrent, tournoient et se séparent pour mieux se retrouver. Les corps s’y font à la fois laxes et aériens.

Dans la scène finale, deux corps cambrés, déséquilibrés, jouent à se rattraper l’un l’autre, dans un jeu de rôle sans cesse interchangé: celui qui supporte devient le supporté, et vice-versa. Là encore, la gestuelle est fluide, aérienne, continuelle, organique.

Tout au long, le mur module l’espace: il est déplacé, se refermant parfois sur un danseur, s’ouvrant ensuite, créant ainsi des zones que le spectateur peut seulement deviner, sans les voir.

Si certains segments sont plus réussis que d’autres, dans l’ensemble, Trois paysages est d’une grande beauté visuelle et assez contemplatif, porté par de gracieux interprètes. L’oeuvre nous entraîne dans un monde à part, un univers onirique, mystérieux, à l’image de son inspiration, l’insaisissable air.»

Source: Dfdanse, Iris Gagnon-Paradis

 

Trois paysages sera présenté par La Rotonde les 10, 11 et 12 avril 2013 à 20h, à la salle Multi de Méduse.

 
 
 

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