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Chroniques du regard 2015-2016 – Ce n’est pas la fin du monde de Sylvain Émard

Ce n’est pas la fin du monde de Sylvain Émard et sa compagnie éponyme est un spectacle de danse contemporaine pour sept interprètes qui arrive à Québec bien rodé et précédé d’une excellente couverture critique et médiatique. Dans une alternance de solos, duos, trios et mouvements de groupe, le spectacle présente une construction simple et facile à suivre grâce à la maestria chorégraphique de Sylvain Émard. Le format est attirant (sept hommes, danseurs professionnels) et le concept est facilement dévoilé par le titre lui-même (oui, il y une certaine crainte apocalyptique mais elle est désamorcée dès son élocution).

C’est pour vous si vous aimez les danses qui regroupent des hommes. La distribution est toute masculine.

C’est pour vous si vous aimez les ambiances complexes, douces et éthérées mais remplies tout de même de tension, ainsi que les danseurs qui luttent entre résistance et abandon.

C’est pour vous si vous aimez les vocabulaires gestuels riches et inventifs.

Le spectacle: présenté d’abord en France et ensuite dans différentes villes canadiennes, la chorégraphie Ce n’est pas la fin du monde tourne depuis 2013. La passion et l’intensité qui se trouvaient déjà à la base du travail de recherche chorégraphique sont toujours présentes. Les sept danseurs ont participé activement à la création du spectacle et enrichi de leurs expériences et personnalité le vocabulaire typique du chorégraphe.

«J’ai toujours été exigeant sur le rendu des danseurs, jusqu’à être peut-être trop strict, à vouloir trop contrôler. L’exigence s’est transformée: maintenant, je veux du mouvement qui respire. Je disais que je voulais donner le plus de place possible aux danseurs, mais c’est seulement maintenant que je le fais. Désormais, l’important est de dégager la part d’humanité, de donner de l’espace aux danseurs pour qu’on puisse davantage s’identifier à eux», conclut Sylvain Émard.» Source: Catherine Lalonde, Le Devoir.

Il en résulte une chorégraphie d’environ une heure, faite d’une suite d’interactions entre les danseurs, allant de la danse en solo aux mouvements de groupe pouvant impliquer tout le monde et rappeler ainsi certains déplacements en bande typiques du chorégraphe Jean-Pierre Perreault. (Note : si vous n’êtes pas encore allés voir l’exposition Corps rebelles au Musée de la Civilisation dans lequel vous pouvez Danser Joe, courez-y vite).

Les structures chorégraphiques sont variées et peuvent devenir complexes. Toutefois, même si deux sous-groupes travaillent parfois simultanément et en se croisant, on ne retrouve pas de chaos dans la structure. Les mouvements (et les sons), parfois explosifs, peuvent inclure des mouvements de danse urbaine et quelques portés plus acrobatiques. On retrouve quelques sauts, mais très peu. La majorité des actions se passent surtout au ras du sol et les déplacements, souvent en mouvements glissés, aident à créer une ambiance angoissante et mystérieuse. Les rythmes et mouvements semblent portés par une urgence. Ils deviennent parfois calmes et tranquilles, avant de s’emballer à nouveau.

Les rôles des danseurs sont indéfinis, les personnages non-définitifs, les alliances ouvertes. Ils sont habillés « civils et piétonniers » et leurs positions se cristallisent parfois avant de revenir au neutre. Les danseurs non impliqués sur scène restent à la vue des spectateurs, en retrait.

«Le vocabulaire créé par Émard est ancré dans l’émotion et l’intériorité. Les gestes amples et élancés, les dos arqués et les bras tendus vers le ciel font écho aux tremblements intérieurs de l’individu, qui cherche sa place et ses repères dans un monde parfois étranger. L’axe du corps est ainsi toujours à la recherche de son centre, évoluant sur cette mince ligne entre l’équilibre et le déséquilibre… Il s’en dégage une impression de fragilité, où la netteté et la précision du geste sont moins importantes que l’élan qui le précède.» Source: Iris Gagnon-Paradis,  La Presse.

Le compositeur Martin Tétreault a créé une bande sonore variée soutenant parfaitement les différentes sections chorégraphiques. Il utilise parfois de simples sons répétitifs rappelant le bourdonnement d’avions de guerre survolant une cité en péril. D’autres sections plus calmes sont accompagnées de piano mélodique, voire romantique.

Le scénographe Richard Lacroix (qui a aussi participé au spectacle Emmac, Terre marine vu en début de saison) a créé ici une structure impressionnante, quoique minimaliste. Suspendu, un décor fait de boites de carton surplombe les danseurs. Traversée d’éclairages souvent en douche, cette structure délimite des formes au sol et aide à créer des ambiances naviguant de l’anxiété diffuse à la sécurité/réconfort, selon les sections dansées.

«Une douce fureur habite ces corps qui tantôt s’abandonnent, tantôt résistent à l’autre, à la menace sourde qui plane […] des gars qui doutent, qui luttent et qui sont capables d’exposer leur sensibilité sans s’y abîmer.» Source : Frédérique Doyon, Le Devoir.

Qui est Sylvain Émard? Après avoir dansé pour plusieurs compagnies et chorégraphes renommés de Montréal, Émard fonde sa compagnie et commence à chorégraphier en 1987. Dès ses débuts, son style unique fut remarqué. Complexe et raffiné, le vocabulaire inclus dans ses œuvres est marqué par ses formations diverses (théâtre, mime, butô). Engageant sans cesse les danseurs dans toutes les fibres de leurs corps, il les amène dans des zones d’interprétation et de contrôle kinesthésique mettant en vedette l’intelligence du corps.

Dès 1990, il reçoit le prix Jacqueline-Lemieux du Conseil des Arts du Canada. En 1994, il est élu personnalité de l’année en danse par le journal VOIR (Montréal) et en 1996, sa compagnie est lauréate d’un Grand Prix du Conseil des Arts de la Communauté urbaine de Montréal et le chorégraphe reçoit personnellement le prix Jean A. Chalmers pour l’ensemble de son œuvre. Ce prix était alors la plus haute distinction en danse au Canada.

Sylvain Émard est membre fondateur et administrateur du centre chorégraphique Circuit-Est et a été très actif au sein du Regroupement québécois de la danse (Conseil d’administration, vice-présidence et comités consultatifs, dont celui responsable du document « Profil de compétences du chorégraphe« ).

Il est aussi impliqué dans de nombreux autres organismes et comités sectoriels nationaux et internationaux. En plus du travail avec sa compagnie, il a dirigé les étudiants de plusieurs centres canadiens de formation supérieure de danse (dont l’UQAM et L’EDQ) en plus de collaborer dans des projets de théâtre et d’opéra.

Sylvain Émard est aussi reconnu pour Le Grand Continental, créé à Montréal en 2009, une danse participative (mélange de danse en ligne et de danse contemporaine) qui a ensuite subi de nombreuses moutures pour devenir un événement tentaculaire présenté en plusieurs formats (El Gran Continental, le Très grand continental, le Continental XL) en de nombreuses occasions et dans plusieurs pays dont les États-Unis, le Mexique, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande.

Une étude critique: l’œuvre de Sylvain Émard a déjà été expliquée et commentée de façon magistrale par Michèle Febvre dans un chapitre du livre Ode au corps une histoire de danse © 2002 (édité sous la direction de Brian Webb, Banff Centre Press. 119 pages). Je cite quelques extraits concernant principalement des œuvres des années 1990 mais toujours pertinents pour apprécier l’univers esthétique de Ce n’est pas la fin du monde :

… Émard n’a en effet jamais été intéressé par un quelconque naturalisme ou par la mise en scène du quotidien. Il se tient au contraire totalement à l’écart des techniques du corps « ordinaires », loin aussi des techniques traditionnelles de danse, bien qu’il soit absolument concerné par la maîtrise complexe et virtuose du corps dansant…

… Le corps dansant chez Émard dit son poids, son volume et surtout sa tridimensionnalité dans des architectures complexes et des jeux d’opposition. Les lignes sont brisées ou sinueuses, l’énergie souvent contenue, les relâchements rares, excepté peut-être dans les porter en pietà

… Nul besoin, en effet, d’illustration, d’illusion de personnages, nul besoin de récit soutenu, les corps dansants sont déjà traversés de conflits, de « drames » et, au propre comme au figuré, d’oppositions, tout comme ils sont travaillés par la gravité. Le corps et les chorégraphies sont alors les dépositaires de personnages temporaires, de fluctuations d’affects surgissant des distorsions, des mouvements concentriques et angulations savantes sans qu’une histoire se déroule. Le chorégraphe met en scène des corps en crise…

… Cette mise en jeu de tensions dans l’espace du corps se double d’autres polarités… par la coexistence d’une forme de rusticité et d’une certaine préciosité dans le mouvement lui-même. … Cette cohabitation entraîne une tension surprenante entre l’ordre du fruste, parfois même du grotesque, et l’ordre du raffinement, proche, par endroit, d’une gestuelle baroque ancrée dans la précision du mime…

… Cette grande maîtrise des segments du corps–leur isolation et décalage, les torsions, flexions, translations et extensions du buste qui défont tout alignement vertical et toute symétrie pour un corps volumique et mouvant, à la fois en courbes et en cassures, en angles surprenants – lui donne parfois des allures de torturés ou de sculptures de bas-reliefs de temple hindou.

En terminant, si vous êtes intéressés à en savoir plus sur les danses d’hommes, je vous renvoie à la section Petit historique des hommes qui dansent d’une « chronique du regard » précédente.

Chroniques du regard 2015-2016 – F O L D S de Katia-Marie Germain / EXISTER ENCORE de Maryse Damecour

Exister encore_photo: Renaud Philippe

Composant le premier spectacle de danse de l’année 2016, deux chorégraphies créées par de jeunes chorégraphes en début de carrière. Deux chorégraphies solo créées récemment par et pour les interprètes elles-mêmes.

C’est pour vous si vous aimez: les projets originaux et personnels, aboutis et développés à fond.

C’est pour vous si vous aimez: les projets très actuels, autant dans la thématique que dans la mise en forme.

C’est pour vous si vous aimez: les programmes doubles. Celui-ci présente un spectacle en deux parties, qui puisent un peu aux mêmes sources d’inspiration mais aux résultats diamétralement opposés.

Les deux chorégraphes du programme double s’intéressent à une certaine recherche existentielle qui se déploie dans deux directions différentes. Une première question serait: comment exister à travers ses propres multiples couches et replis? Une deuxième question serait plutôt formulée: comment exister malgré l’urgence et la complexité?

De manière très intéressante, les réponses chorégraphiques à ces questions et les résultats de recherche (mouvements et danse, apport technologique, mise en scène) présentent en bout de ligne deux approches diamétralement opposées de la mise en spectacle.

Le premier projet, F O L D S (30 minutes), provient d’une recherche visuelle et méditative. Son résultat est envoûtant, à la fois kinesthésique et éthéré. La chorégraphe mise sur la subtilité et la précision du geste ainsi que sur l’abandon du spectateur dans la rêverie et la perte des repères spatiaux.

Le second projet, EXISTER ENCORE (40 minutes), prend racine dans une recherche sociologique sur les effets de l’accumulation et de l’envahissement. Son résultat tend vers la performance hyperactive, ancrée dans le réel et le direct.

En première partie du spectacle: F O L D S de Katia-Marie Germain

6.F O L D S©Svetla-Atanasova:Katia-Marie-Germain+Hélène-Messier

Dans le noir, un personnage apparaît. Viendront ensuite ses ombres, ses doubles et ses traces. La magie et l’envoutement opèrent dès le départ dans une scénographie dépouillée qui se dévoile lentement, hypnotisant le spectateur. Sans besoin de préparation, la chorégraphe nous amène directement dans le monde de l’illusion visuelle, nous fait perdre nos repères spatiaux et accepter l’existence multiple de cette danseuse au corps gracile qui évolue lentement. La gestuelle simple, fine et délicate, permet de créer une chorégraphie toute en subtilité, en détails et en raffinement.

La technologie et la chorégraphie sont interdépendantes et au service l’une de l’autre. Les transitions d’un monde imaginaire à un autre sont sans faute et ne cessent d’enrichir le spectacle tout au long de sa trajectoire. À partir d’un monde naturel, mais rapidement enrichi comme à travers de multiples plis (d’où le titre de la chorégraphie), on passe à un monde surnaturel peuplé de présences intangibles et poétiques. Les dialogues entre la présence réelle et les avatars constitueront l’essence du spectacle.

Le concept installatif de F O L D S est de Lenka Novakova.  La musique, le design visuel et interactif ainsi que la régie vidéo sont de Navid Navab. La conception des éclairages est de Sylvie Nobert. On retrouve également sur scène la danseuse Hélène Messier.

La chorégraphe et interprète de F O L D S (2014), Katia-Marie Germain, vit à Montréal. Elle y a présenté sa chorégraphie précédente Aube (2012)  à Tangente et dans différents festivals. Après des études universitaires en arts visuels et en danse, elle poursuit présentement ses études au programme de maîtrise en danse à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM).

F O L D S est un spectacle précieux, dans le sens le plus noble du terme. De plus, à cause de la technologie impliquée, il est une forme rare sur les scènes de danse. À ne pas manquer.

« On ne perçoit aucune hiérarchie entre la chorégraphie et la projection vidéo. C’est plutôt la symbiose qui transparaît et on soupçonne que la danse tiendrait la route sans le dispositif vidéographique, comme Germain nous l’a déjà prouvé auparavant avec Aube et Y demeurer. La vidéo ne fait qu’enrichir sa proposition, qui s’avère être d’une grande beauté et poésie.»  Source : Sylvain Verstricht, Local Gestures

En deuxième partie du spectacle: EXISTER ENCORE de Maryse Damecour

Maryse Damecour - Photo: Renaud Philippe

Au départ, une personne existait. Imaginons-lui une existence de jeune artiste en début de carrière (avec tout ce que cela comporte d’insécurité, d’entraînements quotidiens, d’auditions, de recherche de contrats, etc. Pour plus de détails sur le métier, voir le livre Danser: enquête dans les coulisses d’une vocation de Pierre Sorignet). Elle eut alors une idée folle: collecter le plus de mouvements possibles, proposés par plusieurs personnes différentes, danseurs et non-danseurs. Elle visait en obtenir 500 et souhaitait les intégrer TOUS dans une suite chorégraphique qu’elle danserait elle-même.

Suite à une intense recherche de mouvements qui s’est arrêtée à 331 mouvements collectés auprès de 179 participants, suite à l’archivage et au traitement des mouvements par différents outils de catégorisation, et suite à la transformation de ceux-ci, une chorégraphie est née.

Sur scène, le résultat final prend des airs de folle conférence et de performance hyperactive. Des informations verbales accompagnent le déroulement de la danse (qui est toujours extrêmement fluide et précise). Les manipulations concrètes de différents éléments scénographiques ponctuent le déroulement de l’action et font avancer la dramaturgie.

Les différentes scènes sont éclatées et diversifiées mais aucun geste n’est innocent. Les activités sont souvent exagérées mais restent toujours réelles et ne basculent jamais dans l’onirique. On reconnait ici l’empreinte et l’influence dramaturgique de Laurence Brunelle-Côté, codirectrice de la compagnie théâtrale Le bureau de l’APA qui présentait récemment Entrez, nous sommes ouverts, Les oiseaux mécaniques et La jeune fille et la mort. 

Un questionnement existentiel est inhérent au résultat final: comment existe-t-on dans une société hyperactive? Comment peut-on intégrer cette hyperactivité sociale et se garder une qualité d’existence?

La conception des vidéos est de Sylvio Arriola, la conception sonore de Mériol Lehmann et celle des lumières est de Philippe Lessard Drolet.

La chorégraphe et interprète d’EXISTER ENCORE, Maryse Damecour est bien connue des spectateurs réguliers de La Rotonde. Elle a complété le programme de L’École de danse de Québec après avoir d’abord effectué des études universitaires en sociologie. Depuis son entrée dans le monde professionnel, en 2009, on l’a vue dans plusieurs spectacles de performance, de musique (Le Voyage d’Hiver de Keith Kouna) et de théâtre, et bien entendu dans de nombreux spectacles de danse.

À partir d’une foule de mouvements disparates et décousus, la chorégraphe a réussi une courtepointe témoignant de sa folle aventure. Le résultat est jouissif, autant pour les spectateurs que pour la danseuse qui s’éclate sur scène tout en restant une « bougeuse » fabuleuse.

En conclusion, ce programme double est rempli de bonnes idées et de sources d’intérêts. Il témoigne de la vitalité des créations chorégraphiques actuelles à travers deux propositions semblables dans le thème mais polarisées dans leurs mises en spectacle. Les résultats risquent de marquer vos mémoires et pourront largement alimenter vos discussions post-spectacle, peut-être même en risquant d’ébranler un peu vos convictions sur ce qu’est un spectacle de danse.

 

Chroniques du regard 2015-2016 – Bagne Recréation par Pierre-Paul Savoie et Jeff Hall

Photo ©RollineLaporte

Bagne Recréation, c’est une excellente initiation à la danse contemporaine et, en même temps, la chance de (re)voir une chorégraphie importante du patrimoine récent de la danse québécoise.

Bagne Recréation, c’est pour vous si vous désirez voir un spectacle aux thèmes universels et touchants, tout en émotions intenses et réelles portées par le corps vivant d’interprètes athlétiques.

Bagne Recréation, c’est pour vous qui aimez être transportés dans un univers grave mais facilement accessible.

Le spectacle Bagne Recréation est une œuvre chorégraphique et théâtrale de Pierre-Paul Savoie et Jeff Hall de style « danse moderne » qui présente des personnages facilement identifiables, des individus que l’on accompagne, grâce à une narrativité très claire, dans leurs recherches d’affirmation de soi et dans la recherche de leurs places dans la société. La société étant ici limitée à un univers carcéral très bien illustré grâce à une scénographie riche et ingénieuse habitée uniquement par deux personnages.

À la création du spectacle en 1993, les deux personnages étaient dansés par les chorégraphes-interprètes Pierre-Paul Savoie et Jeff Hall, tous deux issus du programme de danse de l’Université Concordia de Montréal. Pour la « re-création » de 2015, les chorégraphes ont fait appel à deux jeunes interprètes issus du même programme de formation et qui sont aussi à l’aise dans la danse que dans le jeu dramatique: Milan Panet Gigon et Lael Stellick« Les interprètes, de réels acrobates, escaladent la prison, tentent d’observer le monde extérieur — nous — de tous les angles. La tête en bas, suspendu, accroché par les mains, le corps est solide, vivant et éloquent. » Source: Elise Boileau.

Ces deux nouvelles incarnations des personnages incarcérés dans le magnifique décor de Bernard Lagacé (scénographie gagnante d’un prix Bessie lors de la création du spectacle) ont pu bénéficier de beaucoup plus qu’une reprise du spectacle. Ils ont pu participer à une importante mise à jour du spectacle, mettant à contribution leurs propres expériences de vie ainsi que leurs sensibilités artistiques tout en gardant l’essence du propos: « As they grapple and separate, or crawl through each other’s dreams, the line between social being and human animal gets very thin. Their movements alone or together are so many assertions of frustrated power by those who lack the power to leave the room. When they fling themselves at the fence, clinging there like startled insects, you feel that there’s nothing left in their world but the desire to escape.» Source: Robert Everett Green.

Le travail de recréation VS la reprise d’une œuvre

Faisant partie des événements de rétrospective des 25 ans de compagnie PPS danse, le retour sur scène de Bagne en est l’un des points marquants. Cette œuvre, majeure pour la compagnie et importante dans le paysage québécois de la danse contemporaine depuis sa création, a été dansée plus de 115 fois, ici et ailleurs, dans ses deux incarnations précédentes : celle des créateurs originaux (version 1993) et celle de la distribution féminine (version 1998 avec Sarah Williams et Carole Courtois).

Sur le site DfDanse, Pierre-Paul Savoie détaille son approche de la reconstruction de Bagne, qu’il préfère nommer « re-création ». Pour lui, l’important était de repartir des thèmes et prémisses de l’œuvre originale mais surtout de pouvoir éclater à partir de ceux-ci tout en trouvant une manière d’intégrer la personnalité et la sensibilité des jeunes interprètes participants au projet. « Les chorégraphies ont été réactualisées par Hall et Savoie. On y retrouve encore la danse-théâtre de la version originale, mais beaucoup plus vigoureuse, acrobatique, assez proche de l’univers du cirque actuel. Peu de danse au sol, mais beaucoup de sauts dans l’espace, de suspensions par les bras et les jambes, de duos où chacun s’agrippe au corps de l’autre. » Source: Luc Boulanger, La Presse.

L’actualisation de l’œuvre a bien sûr été menée dans la cage originelle, qui continue d’être le troisième partenaire de la chorégraphie. Cette structure métallique faite de barrières, de couchettes et de passages au-dessus de la scène est beaucoup plus qu’un décor. Les danseurs s’y suspendent autant qu’ils s’y confrontent. Ils la brassent et la font résonner pour évacuer drames et frustrations. Exploités au maximum de leurs potentiels et selon les sections chorégraphiques, les différents éléments évolutifs de la cage servent d’appuis ou de frontières (entre les deux interprètes, leurs cellules et leur cour intérieure, tout comme entre eux et nous: le public).

Les relations entre les deux personnages prennent aussi de nouvelles teintes. « Cette promiscuité virile était plutôt avant-gardiste dans les années 1990 où l’on mettait peu en scène des rapprochements aussi intimes entre deux hommes. Bagne possède pourtant une portée universelle qui dépasse les frontières de l’homosexualité pour rappeler les démons intérieurs de chacun et notre soif de liberté dans un monde oppressant. » Source: Marie-Pier Gagnon, La Vitrine. Dans le processus de re-création, les artistes impliqués sont allés beaucoup plus loin que dans la version originale ou dans celle des filles. La vingtaine d’années séparant l’original de la nouvelle version a permis d’aborder l’œuvre sous une nouvelle perspective, d’y apporter d’autres références et des propositions nouvelles, intégrant même de nouveaux types de relations de travail entre chorégraphes et interprètes.

Les chorégraphes étant « sortis » de la chorégraphie, ils ont pu en analyser autrement la dramaturgie, revoir de l’extérieur les transitions alternant entre scènes de violence et scènes plus en douceur et recevoir en tant que public l’impact de la bande sonore, qui a aussi été renouvelée.

La valorisation du patrimoine

La recréation de Bagne et son retour sur le marché est tout à fait cohérente avec une préoccupation récente du milieu de la danse québécoise concernant la relation entretenue avec le patrimoine artistique de la danse contemporaine au Québec. Le Regroupement Québécois de la Danse (RQD) a d’ailleurs priorisé deux projets dans le programme du Plan directeur de la danse professionnelle au Québec 2011-2021: 1.- La Toile-mémoire de la danse au Québec [1895-2000] (que l’on peut voir dans l’exposition Corps rebelles au Musée de la Civilisation jusqu’au mois d’avril 2016) et 2.- une étude sur « L’état des lieux du patrimoine en danse ».

Des actions visant les mêmes buts de sauvegarde et de valorisation du patrimoine se retrouvent aussi sur le site de la fondation Jean-Pierre Perreault qui nous offre présentement l’activité Danser Joe à l’exposition Corps rebelles du Musée de la civilisation. Les archivistes d’ici et d’ailleurs s’intéressent aussi au patrimoine culturel de la danse dans le cadre de reconstruction, reproduction, relecture ou réinterprétation qui peuvent être réalisés dans n’importe quel format artistique et documentaire, comme une lecture, une performance, une exposition, un film, un projet en ligne, une publication, etc.

En marge du spectacle Bagne, vous pouvez retourner aux chroniques du regard accompagnant les spectacles de Pierre-Paul Savoie récemment présentés à Québec: Danse Lhasa Danse et Les Chaises.

Vous pouvez aussi prendre contact avec l’univers carcéral tel que présenté dans les séries télévisées OzWentworthPrison BreakOrange is The New Black ou Unité 9.

Pour prendre contact avec l’univers carcéral tel que présenté dans les films américains, allez vers 10 films qui se passent dans une prison à voir absolumentTop 20 Prison Movies (part 1) et (part 2), TOP 10 Prison Movies 21th Century ou Top 5 Prison Movies Of All TimePour les films québécois: Le party (1990) et Histoire de Pen (2002).

Pour une entrevue plus sérieuse qui parle du ridicule de la réalité de certaines peines minimales aux USA, voir un extrait de l’émission Last Week Tonight de John Oliver.

Chroniques du regard 2015-2016 – EMMAC Terre marine par Emmanuelle Calvé

 

EMMAC 7_Tous les interprètes © Frédérick Duchesne

En collaboration avec le Théâtre Les Gros Becs, La Rotonde présente le spectacle multidisciplinaire Emmac Terre marine, un spectacle de danse pour jeune public. Utilisant les marionnettes et le texte, la chorégraphe-interprète Emmanuelle Calvé nous présente, dans sa version d’un conte inuit, une jeune héroïne que nous suivrons pendant près d’une heure, dans une série de métamorphoses et de rencontres qui l’amèneront de la terre glaciale au fond des mers.

Suite à une longue période de recherche sur l’aspect visuel du projet et à la création qui a permis de développer les techniques de marionnettes ainsi que les collaborations avec des artistes importants et aimés du public (Jorane à la musique et Richard Desjardins à la création et narration des textes), la première série du spectacle a eu lieu en 2014, précédant une tournée québécoise durant l’automne 2015 et l’hiver 2016 (incluant une escale au Mexique). Quelques photos et des extraits vidéo du spectacle sont ici (en 3 minutes ou 5 minutes).

Emmac Terre marine, c’est l’histoire mythique et légendaire d’une jeune fille qui se retrouve pendant une longue période au fond de l’océan suite au décès de son père. Après une série de métamorphoses et de rencontres multiples, elle sera remontée à la surface pour poursuivre sa vie et sa quête existentielle.

L’histoire présentée ici est une version personnelle d’Emmanuelle Calvé inspirée du conte inuit La femme squelette tirée du livre Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés. Deux versions animées du conte original sont disponibles sur Youtube : en anglais avec sous-titres français  (06: 59) et en espagnol (09 : 47).

Emmac Terre marine, c’est pour vous si vous appréciez les contes philosophiques du passage vers la vie adulte ainsi que l’imaginaire des contrées nordiques.

Emmac Terre marine, c’est pour vous si vous voulez être bercé par un spectacle multidisciplinaire (marionnette, danse et théâtre) enchanteur présentant des créatures fantastiques dans une mise en scène épurée.

La chorégraphe et interprète principale, Emmanuelle Calvé, est une artiste multidisciplinaire de Montréal. Sa pratique lui permet d’intégrer à ses nombreux projets arts visuels, danse et pratique théâtrale. Pour voir certaines de ses toiles et dessins, c’est ici.

Depuis 2007, Emmanuelle Calvé a signé les spectacles Ayah et Lampe intérieure (2007), La Selva au temps des cerises (2008) et Peau d’Or, sors de l’Ombre (2010-2011). En tant que chorégraphe et interprète, elle a participé à des spectacles événementiels (Cirque du Soleil et OSM), interprété des danses de Lucie Grégoire, de Michael Montanaro et de la compagnie Les Chemins Errants. Elle a été assistante à l’enseignement en danse à l’Université Concordia et s’investit, depuis 2006, auprès des femmes et enfants victimes de violence ainsi qu’auprès de certaines communautés autochtones du Québec.

Les interprètes qui participent au spectacle en tant que partenaires de Calvé, et surtout en tant que manipulateurs des différentes marionnettes, sont la danseuse Jody Hegel et l’acteur Jean-François Blanchard. Ceux-ci témoignent de leur apprentissage de la manipulation (non dissimulée) des accessoires et de l’animation des marionnettes, souvent fragmentés ou composés d’un simple bout de tissu : « … Au début, ça a été un véritable combat de boxe pour moi. […] Quand on vous dit : « voilà, cette grande couverture (qui représente le morse) tu te couvres en entier avec. » Ce n’est pas, a priori, le rêve d’un acteur d’être entièrement recouvert sur scène par une couverture. Mais c’est que je ne savais alors pas de ce dont il s’agissait et les possibilités que cela me donnerait pour interpréter sentiments/action/vie. […] L’approche qu’Emmanuelle préconise – c’est-à-dire comment la danse peut servir la marionnette, voire l’inventer –  est une exploration fascinante. » De son côté, Jody Hegel dit généralement travailler dans le domaine du corps et du mouvement. Elle a donc approché ce travail avec la même perspective. « Découvrir les différentes textures, qualités et sensations dont chacun des personnages est constitué afin de pouvoir incarner le personnage de manière physique, pour ensuite alimenter une perspective mentale ou émotionnelle. Ce fut aussi un processus enrichissant en termes d’adaptation ou de découverte de différents types de présences possibles dans la performance. » Source : Oliver Koomsatira.

Les collaborateurs

En plus de la musique de Jorane et des textes de Richard Desjardins, le travail de scénographie épurée de Richard Lacroix permet à l’imagination de se laisser transporter, passant des immensités désertiques du nord aux mondes faits de glace ou de fond des mers. Les éclairages sont de Karine Gauthier. La confection des marionnettes est de Jean Cummings. Une entrevue radio permet d’entendre Calvé et Desjardins sur leur rencontre.

Pour la suite du projet, la chorégraphe a déjà commencé la version cinématographique du conte. Calvé déclare sur son site Web : « Le film d’animation EMMAC terre marine est une continuité naturelle et attendue. Le public aurait tant aimé repartir avec une parcelle de ce voyage intérieur. Les textes de Richard Desjardins, mes dessins ainsi que la musique de Jorane pourraient faire de ce livre un objet d’art bon pour l’âme. Une trace immortelle. »

 

Pour terminer, je présente ici quelques critiques élogieuses avant de laisser en souvenir quatre citations tirée du texte de Desjardins pour EMMAC Terre marine.

« EMMAC Terre marine est une œuvre réussie, qui transcende la frontière des genres. Émouvante et philosophique, la pièce se pose comme un miroir poétique de la quête existentielle humaine, et saura résonner autant chez les adolescents que les adultes. » Iris Gagnon-Paradis, La Presse.

« Quelques instants de beauté dans un monde qui en a bien besoin, quelques minutes de poésie pour oublier le brouhaha stérile : EMMAC Terre marine est un spectacle qui fait du bien à l’âme. » Michelle Chanonat, Revue Jeu.

« Il est rare d’assister à un spectacle de danse contemporaine narratif. EMMAC Terre marine est un exemple bien ficelé. » Anne-Marie Santerre, Artichautmag.

« Les trois danseurs offrent une performance vivante, sensible et très contrôlée, ce qui vient couronner le spectacle d’une touche d’émotions que seules la danse et l’articulation des corps parviennent à exprimer. » Éloïse Choquette, Pieuvre.ca.

 

Extraits du texte:

1.- « La grande bataille contre la mort commence dès que l’on vient au monde. »

2.- « Maintenant, il te faut traverser le grand désert qui s’étend entre les bras de ton père et celui de ton premier amoureux. »

3.- « Le trésor n’existe que si quelqu’un le cherche… Les trésors sont gardés par les monstres que tu as toi-même nourris depuis ta plus tendre enfance. »

4.- « La seule espèce vivante qui cherche à s’exterminer : l’humanité. »

Chroniques du regard 2015-2016 – Prismes par Benoît Lachambre

Prismes_BenoitLachambre_MontrealDanse_CreditMontrealDanse_2_RachelHarris

Un prisme est un instrument optique qui possède de nombreuses possibilités et vertus. Il peut être utilisé pour réfracter – diffracter – polariser la lumière, pour la réfléchir ou la disperser, tout en pouvant créer des interférences. Capable de décomposer la lumière, on le voit souvent utilisé comme jouet pour transformer la lumière du soleil en arc-en-ciel.

Un prisme, c’est déjà tout un univers de possibilités. Imaginez-en plusieurs et reprenez la lecture du paragraphe précédent en remplaçant le mot « lumière » par « perception de la danse ». Vous aurez une idée de ce qui vous attend  dans le spectacle de Benoît Lachambre produit par Montréal Danse.

Prismes c’est un spectacle hautement maîtrisé (chorégraphie, éclairage, scénographie), avec des danseurs fabuleux, et qui a été récipiendaire du Prix du CALQ de la meilleure œuvre chorégraphique de la saison 2013-2014.

Prismes c’est pour vous si vous aimez les œuvres divertissantes mais radicales, riches en possibilités d’analyse, très bien construites mais qui font éclater les conventions.

Prismes c’est pour vous si, quand vous allez voir un spectacle, vous êtes prêts à vous libérer de vos repères habituels, prêts à accepter le jeu conceptuel proposé par un créateur (même s’il peut être déstabilisant).

Benoît Lachambre, chorégraphe de Prismes, est un artiste de la danse actif depuis les années 1970. Reconnu internationalement (surtout en Europe), il est interprète, chorégraphe et enseignant. Depuis sa découverte de la Release Technique au milieu des années 1980, son travail s’est sans cesse abreuvé à l’approche kinesthésique du mouvement et à l’apport de l’improvisation en danse, autant dans la recherche que dans la composition chorégraphique. Faisant évoluer la danse dans un « espace vivant », il est toujours à la recherche de l’authenticité du geste et explore les sens pour en tirer le maximum, dans un état qu’il nomme « l’hyper-éveil des sens ». Source : Site Web Par B.L.eux 

Son langage chorégraphique est complètement investi dans le temps présent et dans la recherche d’une conscience toujours plus authentique. « Dans ses créations, Benoît Lachambre cherche aussi à dynamiser le performeur de façon à modifier son expérience empathique avec le spectateur. Parmi ses plus fortes influences, Benoît Lachambre aime citer Meg Stuart, avec laquelle il collabore régulièrement, mais aussi Amélia Itcush pour son travail sur la dispersion de poids dans le corps. »

Grâce à Par B.L.eux, sa compagnie de danse contemporaine fondée en 1996, il fait de nombreuses rencontres artistiques et collabore, au fil des ans, avec plusieurs chorégraphes reconnus internationalement ainsi qu’avec des artistes provenant d’autres disciplines. Nommons ici Boris Charmatz, Sasha Waltz, Marie Chouinard et Louise Lecavalier. Il a aussi souvent travaillé avec la chorégraphe Meg Stuart (compagnie Damaged Goods) et le musicien Hahn Rowe. Ce trio a créé ensemble Forgeries, Love and Other Matters (2003): spectacle qui a reçu le prestigieux prix américain Bessie Award en 2006. Sa liste de commandes chorégraphiques compte plus de 25 œuvres et, en tant qu’enseignant, il offre des classes et ateliers de formation partout dans le monde depuis 15 ans.

En 2013, il recevait le Grand prix de la Danse de Montréal pour Snakeskins.

En 2014, il recevait le prix du CALQ de la meilleure œuvre chorégraphique pour Prismes.

Pour les amateurs d’images télévisuelles, je propose ici une entrevue ainsi que trois courts reportages: le premier sur Hyperterrestres présenté à Montréal en mai 2015, le deuxième sur Snakeskins (2012), le troisième sur une commande chorégraphique du Cullberg Ballet (High heels too, 2013).

Notons ici que vous pouvez vous amuser à devenir apprenti chorégraphe avec les interprètes Carole Prieur et Benoît Lachambre en utilisant sur vos i-appareils l’application artistique et créative CANTIQUE de la compagnie Marie Chouinard.

Le spectacle Prismes, en plus d’être divertissant, offre aux spectateurs la chance de devenir participants actifs d’une expérience de perception basée sur la lumière et ses multiples possibilités. On voit dès le début du spectacle (en se le faisant expliquer par les interprètes) que les changements d’intensité, de direction ou de couleur d’éclairages ont un effet indéniable et presque magique sur notre perception des objets.

Dès le début du spectacle, qui n’est jamais ni vide ni creux, on est amenés à prendre conscience du jeu dans lequel on embarque avec plaisir pour 70 minutes de montagnes russes perceptuelles. La musique amène le spectateur de l’Orient au club de danseuses… La scénographie manipulée à vue du spectateur passe du décor baroque à une structure minimaliste finement ciselée semblant parfois flotter dans l’espace… Les styles de danses et de mouvements alternent du plus « flash » au plus intime, du kitsch au plus classique, du chaos à la symétrie, du vaudeville à la non-danse… Dans ce voyage perceptuel, on peut rire autant qu’être fasciné par le travail très riche des six interprètes (passant du travail musculo-squelettique à celui des structures internes en passant par l’interprétation théâtrale utilisant le texte et la parole). Le magnifique travail d’éclairage de Lucie Bazzo permet d’entrer profondément dans chacune des expériences proposées en offrant des transitions toutes en douceur d’une ambiance à l’autre…

Tous excellents, les interprètes expérimentés se livrent sans pudeur dans une œuvre très complexe aux lectures multiples offrant un kaléidoscope d’études sur la présence du corps oscillant entre la réalité et le fantasmatique. Les aficionados de la danse contemporaine feront la connaissance de l’interprète Élinor Fueter et reconnaîtront les autres interprètes, vus dans les saisons précédentes de La Rotonde: Sylvain Lafortune, Alexandre Parenteau, Peter Trosztmer et Annik Hamel, ainsi que Rachel Harris, anciennement de la Compagnie Danse-Partout.

Prismes a été qualifié de « festin pour l’œil » créé par un « chorégraphe avant-gardiste » , de « spectacle où le plaisir prime avant tout » , un spectacle qui ramène « le diable au corps » .

Une expérience à ne pas manquer !

Chroniques du regard 2015-2016 – L’Éveil par Harold Rhéaume et Marie-Josée Bastien

L'Éveil - Photo: Daniel RichardPour la cinquième fois déjà, je suis de retour avec mes Chroniques du regard, une série de courts textes présentant chacun des spectacles de la saison courante de La Rotonde. Cette année encore, je débute en présentant brièvement :

1.- Ma méthode d’écriture (je n’écris pas de critique mais plutôt des mises en contexte du spectacle, en y situant les courants esthétiques, artistiques ou sociaux particulièrement actifs).

2.-  Les buts de mes chroniques (vous donner quelques clés de lecture du spectacle ainsi que des pistes élargies de découvertes autours de celui-ci).

3.-Mes vœux renouvelés chaque année (vous retrouver en chair et en os dans les salles de spectacle à profiter d’un art vivant qui trouve sa raison d’être en se construisant devant vous, le public attentif).

Les temps changent, les œuvres restent. Bien que l’on traite ici d’œuvres de danse, dont la nature intrinsèque est éphémère et surtout retenue dans le temps par les souvenirs et impressions qu’en gardent les spectateurs, un petit retour vers les années passées m’a fait remarquer que plusieurs chorégraphies présentées lors des saisons antérieures de La Rotonde sont toujours vivantes et pour la plupart en tournées internationales  En 2011, j’écrivais, à la main, dans un cahier de notes lors d’un stage que je donnais à l’Université de Mexico, ma première chronique sur la chorégraphie S’envoler d’Estelle Clareton. Cinq ans plus tard, ce spectacle continue toujours sa diffusion et était, entre autres, le printemps dernier en France et en Allemagne.

En continuant ma courte recherche (restreinte au premier spectacle des différentes saisons), je remarque aussi la chorégraphie Complexe des genres de Virginie Brunelle, présentée ici en début de saison 2012. Celle-ci poursuit aussi sa vaste diffusion, en tournée cette année au Brésil, aux Pays-Bas, en Italie et au Mexique.

Ce ne sont que deux exemples de la grande pertinence des différentes programmations de La Rotonde qui présente chaque année, depuis plus de 15 ans, des artistes de provenance locale, nationale ou internationale. Le public de Québec, chanceux d’avoir un accès direct à de nombreux artistes variés qui arrivent avec leurs productions contemporaines, souvent innovatrices et porteuses des courants artistiques les plus novateurs et actuels, sera encore une fois choyé cette année par une riche programmation. Celle-ci commence d’ailleurs par la présentation du nouveau spectacle d’un artiste local, mais pas le moindre. Il s’agit ici de L’Éveil du chorégraphe Harold Rhéaume (Cie Le fils d’Adrien danse) qui sera sur les planches du Théâtre Le Périscope, du 29 septembre au 10 octobre. Le reste de la programmation de cette année (10 spectacles au total) sera encore une fois remplie d’heureuses surprises et de découvertes qui pourront tout à tour nous éblouir, nous toucher, nous questionner, voire nous choquer. N’est-ce pas là l’essence de l’art ?

Pour L’Éveil, son premier spectacle de la saison, La Rotonde intègre un de ses multiples mandats de diffuseur spécialisé en présentant en codiffusion avec le Théâtre Périscope une compagnie locale très populaire et grandement appréciée du public. Pour cette production, Harold Rhéaume, chorégraphe et directeur artistique de la compagnie Le fils d’Adrien danse, s’est associé de nouveau à l’auteur et metteur en scène Marie-Josée Bastien, de la compagnie de Québec Le Théâtre Les Enfants Terribles afin de créer un spectacle alliant danse et théâtre. Les deux artistes se retrouvent donc à collaborer de nouveau au Théâtre Périscope quelques années après avoir y avoir présenté le très apprécié spectacle On achève bien les chevaux (présenté en première en 2006, puis repris en 2007 et 2010).

Reconnu pour ses créations qui touchent trois créneaux distincts : grand public (Morta, Clash, C.O.R.R., NU et Fluide), jeunesse (Les cousins, Variations mécaniques, F.U.L.L.) et in situ (Je me souviens, Le Fil de l’histoire), Harold Rhéaume a aussi récemment chorégraphié pour Le Cirque du Soleil: événement Boxing Day à Londres et Joyà à Riviera Maya au Mexique, ainsi que pour la jeune compagnie Machine de cirque. Harold est aussi un grand vulgarisateur, rencontrant sans cesse journalistes et curieux afin d’aider à démystifier le monde à la fois si simple et si complexe de la danse contemporaine : voir trois reportages ici,  ou encore ici.

Plusieurs de ses spectacles se sont intéressés à la jeunesse et à la construction de l’identité. Son nouveau spectacle L’Éveil  poursuit dans cette foulée. Après des extraits présentés dans différents cadres en 2014 (Chantier du Carrefour international de théâtre de Québec, festival Les Coups de Théâtre et spectacle de La bourse RIDEAU 2015), l’intégrale arrive au Théâtre Périscope avant d’aller à Montréal pour ensuite faire un petit tour en France en novembre.

Dans ce spectacle d’environ une heure, chorégraphié par Rhéaume et écrit par Marie-Josée Bastien, en collaboration avec Steve Gagnon, les thèmes de l’éveil de l’adolescent par rapport à lui-même et au monde sont déclinés de plusieurs façons, la plupart du temps en courts tableaux dont les titres apparaissent en fond de scène grâce à la vidéo. Les créateurs comparent ces scènes à des cartes postales intimes. Elles sont présentées en rafale, sans mises en situation, ni avant, ni après, dans une urgence et une intensité typique du monde adolescent obnubilé par son immédiateté. Dans une mise en scène épurée, la vidéo (Eliot Laprise), utilisée tout au long du spectacle, prend parfois un rôle important, devenant elle-même un personnage ou se retrouve parfois comme en conversation avec l’action qui se passe sur scène. Les musiques (Josué Beaucage) et les éclairages (Antoine Caron) sont tout à fait au service du propos du spectacle.

Les thèmes du spectacle, puisés à l’origine du projet dans une pièce de théâtre de Frank Wedekind (L’éveil du printemps, 1881) ont été surtout nourris des expériences contemporaines des six interprètes (trois hommes et trois femmes, des comédiens qui dansent et des danseurs qui jouent) et du vécu de certains participants à quelques ateliers tenus en cours de recherche et création. Ces thèmes qui traversent les âges passent par l’éveil du désir et de l’absolu, par les sentiments d’invincibilité, par les désirs antinomiques d’indépendance et d’appartenance, mais aussi par l’éveil de l’angoisse dans la conscience de soi, des autres et du vaste monde.

L’Éveil, c’est pour vous si vous aimez les spectacles de danse et de théâtre construits de façon claire et limpide, dans une structure où vous ne risquez pas de vous perdre.

L’Éveil c’est pour vous si vous appréciez retrouver de l’humanité dans les thèmes et les performances scéniques tout en ayant la possibilité de connecter votre propre expérience de vie à ce que vous voyez se déployer sur scène (nous sommes tous passés par « l’état adolescent »).

L’Éveil, c’est pour vous si vous avez aimé et apprécié les œuvres précédentes des créateurs Rhéaume et Bastien.

Chroniques du regard 2014-2015 – Quotient Empirique par Victor Quijada

C’est quoiQuotient empirique est un spectacle de 70 minutes pour six danseurs utilisant un métissage de mouvements prenant ses racines dans un mélange de danses de rue, de culture hip-hop, et de ballet classique.

C’est pour vous si vous aimez la danse actuelle, le travail sobre et la signature chorégraphique clairement reconnaissable. Ce spectacle met vraiment l’accent sur le mouvement.

C’est pour vous si vous voulez profiter de la présence à Québec de danseurs formidables, membres d’une troupe d’envergure, en tournée internationale avec ce spectacle.

C’est qui? Le groupe RUBBERBANDance a été cofondé à Montréal par Victor Quijada, danseur et chorégraphe originaire de Los Angeles et par Anne Plamondon, danseuse et chorégraphe originaire de Québec ayant à son actif une riche carrière internationale (et qui présentait le solo Les mêmes yeux que toi à La Rotonde en 2014).

Victor Quijada a créé Quotient empirique en 2013, après avoir chorégraphié une dizaine d’œuvres scéniques pour la compagnie (en plus de produire différents films, vidéos et autres productions télévisuelles) depuis le début de celle-ci en 2002. Des détails sont disponibles sur leur page Facebook et via Youtube. Le chorégraphe fait aussi, depuis peu, partie de l’équipe d’enseignement de la prestigieuse « Glorya Kaufman School of Dance » (University of Southern California) sous la supervision du conseiller artistique William Forsythe, une des figures de proue du renouvellement international du ballet contemporain et des principes de composition chorégraphique.

Photo: Michael Slobodian

Photo: Michael Slobodian

Le spectacle Quotient empirique est présenté sur un tapis blanc, sans aucun élément de décor. Il commence et se termine par un mouvement de groupe rappelant l’idée de meute mais la plus grande partie de la performance est composée de plus petits ensembles. Les danses, généralement assez lentes et harmonieuses, sont accompagnées d’une musique électronique originale. Elle emprunte parfois certaines mélodies classiques que le compositeur Jasper Gahunia détraque et reconstruit.

Tout au long des 70 minutes que dure le spectacle, les danseurs, tous virtuoses, échangent rapidement leurs rôles dans une série complexe de courts solos, duos et trios très bien construits et mis en lumière. Michelle Chanonat décrit dans la revue Jeu :  « Sur le plateau nu, six danseurs, trois hommes et trois femmes, livrent une danse tribale et expressive. La sobriété de l’environnement, ajoutée à celle des costumes, de simples pantalons et tee-shirts qui évoquent la tenue de travail des danseurs… La chorégraphie, écrite avec une grande précision, est portée par des interprètes convaincus et généreux, techniquement irréprochables, tous remarquables…. »

Dans ce spectacle, la danse est mise en vedette et les mouvements sont puisés dans une méthode de travail créée par Victor Quijada, la méthode RUBBERBAND, qui permet de relier dans un produit original des styles de mouvement variés. Les lignes et la grâce du ballet y sont alliées aux mouvements angulaires et souvent distordus de la danse contemporaine. La fluidité et les supports multiples de la capoeira (qui utilise beaucoup plus que le support des pieds) sont intégrés au dynamisme du hip-hop et aux mouvements tout en puissance de la danse urbaine (breakdance). « Quotient empirique fait un peu la somme de ce que Quijada a exploré depuis une décennie : la force du groupe, le rapport des individus à ce groupe, les relations interpersonnelles, les rapports de pouvoir aussi, et leurs polarisations dans un individu ou un groupe. Le tout, dans une forme qui laisse toute la place au corps et qui ne s’embarrasse pas trop d’effets scéniques…  Ici, les danseurs manipulent allègrement leurs confrères dans des enchaînements rythmés à deux ou à trois. Là, une main posée sur une tête, une épaule, instigue une pulsion, un mouvement chez l’autre, dont le corps devient ainsi « contrôlé » pour un bref instant… Quijada explore beaucoup ces procédés, en interchangeant continuellement les rôles… le manipulateur devient manipulé, et vice-versa. » Source: Iris Gagnon-Paradis.

La méthode RUBBERBAND, maintenant diffusée à travers le monde, sera d’ailleurs enseignée à l’été 2015 au stage de danse du Domaine Forget. Pour les intéressés, un cours intensif de deux semaines permettra aux participants de solidifier leurs bases en ballet tout en poussant les interprètes vers  la polyvalence propre aux danses contemporaines et urbaines.

La méthode RUBBERBANDance présente un exemple typique et réussi de métissage d’une forme de danse avec une autre tout en sauvegardant l’« esprit » ou la nature des éléments de base. D’un côté, les danses urbaines, qui ont commencé à se diffuser dans les rues dans certains ghettos de villes américaines au début des années 1980 en tant que « Low art » (art populaire ou dit « de masse », souvent considéré comme épisodique et relié à des circonstances culturelles très spécifiques, le plus souvent pratiqué de manière autodidacte). Elles insufflent aux créations de Quijada une vitalité et un réalisme dans le mouvement vu sur scène, c’est-à-dire de l’autre côté, dans un cadre « High art » (scène surélevée, emballage et mise en marché « formatés », spectateurs assis et payants, attentes consensuelles, « qui mérite la reconnaissance et le respect au sein de la communauté artistique, donc susceptible d’être subventionné par l’État », etc…) dans un modèle qui aurait été difficile à imaginer il y a à peine 40 ans.

On retrouve donc en spectacle, sur scène, dans une grande salle officiellement dédiée aux événements du genre (un modèle assez rigide dans sa forme, tiré du ballet, qui évolue lentement depuis près de 400 ans) l’esprit et les mouvements qui étaient vus sur la rue, effectués maintenant par des professionnels entraînés spécifiquement dans cette technique (méthode) qui a trouvé son chemin de diffusion jusque dans les centres reconnus de formation professionnelle.

* Pour une plus longue explication sur le phénomène « High Art-Low Art », voir les textes du philosophe américain Richard Shusterman, dont « Art populaire, art de masse et divertissement ».

 

En plus de travailler sa méthode, le chorégraphe Victor Quijada a aussi collaboré à de nombreux films, parfois aussi comme réalisateur. Plusieurs de ses œuvres ont été primées, dont :

Gravity of Center  (2012, 15 min.)  Réalisation: Thibaut Duverneix & Victor Quijada.

Red Shoes  (2010, 9 min.) Réalisation: Micah Meisner

Small Explosions That Are Yours to Keep (2007, 8 min.) Chorégraphie et réalisation : Victor Quijada.

Départ (2006, 4 min.) Réalisateur : René-Pierre Bélanger

Slicing Static (2004, 6 min.) Réalisation : Victor Quijada.

Hasta La Próxima (2003, 7 min.) Réalisation : Mark Adam

 

En passant par la bande :

Lorsque j’ai regardé les vidéos du groupe RUBBERBANDance, les algorithmes de Youtube m’ont fait une foule de suggestions de vidéos d’autres artistes en danse qui tentent de renouveler la pratique de la danse scénique contemporaine. Certains d’entre eux utilisent les mêmes techniques de base et matériaux que Quijada (ballet et danses urbaines), certains puisent à des sources légèrement différentes. Je vous ai fait une présélection de ceux qui me semblaient les plus intéressants, innovateurs et porteurs de changements. Pour chacun de ces liens, j’ajoute quelques pistes critiques et points de comparaison avec le travail présenté dans Quotient empirique.

1.- TOM WEKSLER : « Movement Research » (01 : 30), pour la parenté de recherche de mouvements (breakdance) et l’utilisation des supports différents, ainsi que l’utilisation semblable de l’accompagnement musical et « Parkour Spot + Zen Archery Practice » (02 : 04) pour le travail en duo et les costumes « en civil » semblables au travail de Quijada.

2.- MARINA MASCARELL MARTINEZ (05 : 09) pour le style très actuel et la qualité des échanges entre partenaire : une personne manipule, place ou stoppe l’autre, comme on le fait souvent dans la méthode RUBBERBAND.

3.- WAYNE McGREGOR (03 : 20) pour la fluidité des corps et l’audace au niveau des costumes et éclairages.

4.- OHAD NAHARIN et Batsheva danse (02 : 22) pour l’accent mis principalement sur le mouvement et pour la simplicité des costumes et mises en scène, semblables à ce qu’on retrouve dans Quotient empirique.

5.- NORTHWEST DANCE PROJECT (03 : 04) Pour un aspect complémentaire souvent retrouvé dans la danse contemporaine (quoiqu’absent dans Quotient empirique) : la fougue et la passion, mais surtout pour l’intérêt de ces deux compagnies pour les projets de films et vidéos.

Chroniques du regard 2014-2015 – Ravages par Alan Lake

Ravages, c’est quoi?  Ravages, c’est un spectacle de danse contemporaine pour 4 interprètes. Il inclut des éléments filmiques et scénographiques qui sont intimement liés au produit chorégraphique. Tous les éléments choisis y sont au service d’un grand tout, spectacle métaphorique et envoûtant d’une durée totale d’une heure.

C’est pour vous si vous aimez les images fortes et l’univers d’Alan Lake, jeune chorégraphe et artiste multidisciplinaire qui a déjà présenté à la Rotonde Chaudières, déplacements et paysages (2009) et Là-bas, le lointain (2012 et 2013).

C’est pour vous si vous voulez voir ce tout nouveau spectacle qui a été très bien reçu par le public et la critique lors sa création à Montréal dans la saison de Danse Danse.

Alan Lake évolue, ses œuvres aussi. Toujours aussi ardent et passionné, le jeune chorégraphe arrive à Québec avec le plus récent spectacle de la compagnie Alan Lake Factori(e), qui a déjà été présenté 5 fois à la Cinquième Salle de la Place des Arts à la mi-avril.

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Photo: François Gamache

Création

L’aventure de Ravages a commencé lors d’une « retraite fermée » d’un mois pour lui et son équipe d’interprètes (Dominic Caron, David Rancourt, Esther Rousseau-Morin et Arielle Warnke St-Pierre) pendant l’été 2014. Ils se sont isolés pour y tourner un film qui deviendrait éventuellement le terreau de base du travail chorégraphique. Ils avaient comme but de se couper de certaines distractions extérieures, d’éviter les influences artistiques indues et de se concentrer sur leurs contacts avec la nature du comté de Portneuf, ses côtés bucoliques autant que ses intempéries.

À partir de cette recherche In Situ et des images enregistrées, Alan Lake a retenu et mis en scène, à échelle réduite, certains événements insolites ou même catastrophiques (inondation et tornade) qu’ils ont expérimentés dans leurs corps et dans leur créativité lors de cet isolement volontaire et temporaire. Ceci en utilisant trois champs de recherche interreliés  (danse, cinéma et arts visuels), les thèmes récurrents du corpus d’Alan Lake (comme les cycles de la vie et de la mort), ainsi que la volonté de créer sur scène des « paysages » autant concrets qu’atmosphériques.

La première phase du projet a donc été le tournage d’un film (dont le montage reste à terminer avant que celui-ci puisse avoir une vie autonome) effectué lors d’un séjour d’un mois avec son équipe de création. Le projet a ensuite évolué à travers une série de résidences, dont celle de Circuit-Est en décembre 2014 à Montréal.

Les interprètes et créateurs ont puisé dans leurs expériences certains aspects sombres et lumineux de la condition humaine pour en faire un spectacle dans lequel le résultat visuel incorpore des images symboliques et abstraites, rituelles et chamaniques. La musique, composée et préenregistrée par Antoine Berthiaume, se veut parfois épique ou atmosphérique, utilisant parfois des sons concrets mais aussi beaucoup d’instrumentations (percussions et guitares) permettant de développer un univers mélodique.

Du film tourné en 2014, il en reste quelques images projetées sur différentes surfaces pendant le spectacle. Le reste du travail de montage permettra éventuellement la création d’un film d’une vingtaine de minutes qui pourra ensuite avoir une vie autonome.

Gestuelle

Ceux qui connaissent les œuvres précédentes du chorégraphe retrouveront une gestuelle connue, effectuée avec aisance par les interprètes, alternant les moments de calme et de chaos composés de roulades, de portés tourbillonnants et de replis sur soi ou dans les bras d’un autre. « La danse d’Alan Lake est tour à tour raide et musclée, puis sensuelle et arrondie, avant de s’assagir pour raconter une nature calme, propice à la sérénité ou à un soupçon de sacré. » Philippe Couture dans Voir.

Les corps, telluriques, recherchent parfois la fusion et savent s’abandonner, devenant tour à tour charges pour l’autre ou soutiens de celui-ci, démontrant une adaptabilité aux événements et conditions présentes. Quelques mouvements de groupes synchrones dans des phrasés complexes sont mis en scène mais on assiste surtout à des duos. Et comme le décrit Iris Gagnon-Paradis dans La Presse, en attribuant au spectacle 4 étoiles sur 5 : « Les corps s’y projettent les uns contre les autres, tourbillonnant et s’abandonnant aux mains d’autrui, en parfait accord avec la musique organique et enveloppante… La catastrophe imminente, la mort, n’est pas loin, la tempête gronde, et c’est à une danse sans retenue, instinctive, primale et mue par l’urgence de vivre, de se réinventer dans le chaos que nous convie Ravages. »

Alan Lake aime travailler avec la matière organique. Elle est présente dans le spectacle, mais encore plus dans les images filmées que sur la scène. Des structures mobiles forment la scénographie, qui intègre aussi des écrans diaphanes permettant un peu de magie, de distanciation, de nouvelles mises en contexte ou d’enrichissement des actions scéniques.

En passant par la bande

Alan Lake a voulu éviter les influences extérieures lors de la création de Ravages mais j’ai quand même voulu savoir où se situaient ses allégeances artistiques. Du côté des artistes visuels et plasticiens, Alan Lake s’est dit en général intéressé et influencé par les oeuvres de Matthew Barney, un artiste américain travaillant avec le dessin, la photographie, le film, les installations vidéos et la sculpture, ainsi que par les œuvres de Robert Rauschenberg, dont les réalisations ont alterné entre peintures et gravures, en passant par la photographie, la chorégraphie et la musique.

Du côté de la danse, il se dit attiré par les œuvres de Hofesh Shechter et l’esthétique scénographique de Nathalie Pernette qui a entre autre créé en 2006 une danse pour elle-même et 50 souris.

Pour ma part, je rapproche beaucoup le travail d’Alan Lake à celui des artistes multidisciplinaires nippo-américains Eiko & Koma  dans leurs intérêts communs pour la rencontre entre les éléments de la nature et de l’humain qui l’habite, dans leurs intérêts de l’utilisation de matière concrète dans les danses (scéniques autant que filmiques) et dans leurs questionnements philosophiques sur l’impact des relations qu’entretiennent les humains avec la nature. Pour un reportage assez complet sur ces deux artistes actifs depuis les années 1970, voir My Parents, partie 1 et partie 2. Pour un exemple du travail de Eiko et Koma, voici quelques images de Raven (2009) et de Mourning (2007). « Mourning is a grieving not only for man’s cruelty to man, but a remorse for the pain that humans have inflicted upon the earth and all of its living beings » nous disent les artistes, une phrase qui pourrait aussi commenter l’approche artistique d’Alan Lake.

Et je présente en finale un lien vers l’artiste Izima Kaoru qui se permet une esthétisation de la mort en créant des photographies de paysages grandioses et tragiques.